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Justice internationale en Syrie : Perspectives de reddition de comptes des responsables de crimes graves



Ces dernières années, les appels à la poursuite des auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité en Syrie se sont intensifiés, depuis le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011 jusqu'à sa victoire en décembre 2024. En mai 2014, la gravité de ces crimes et les violations massives du droit international humanitaire ont conduit la France à soumettre un projet de résolution au Conseil de sécurité pour référer la situation en Syrie à la Cour pénale internationale. Cependant, cette initiative a été bloquée par le veto de la Russie et de la Chine. [1]


L'objectif de la résolution proposée était de permettre à la Cour pénale internationale d'ouvrir des enquêtes sur les crimes commis par toutes les parties au conflit, étant donné que la Syrie n'est pas un État partie au Statut de Rome. Par conséquent, la saisine de la Cour ne pouvait être effectuée que par une résolution du Conseil de sécurité au titre du Chapitre VII, comme cela a été le cas pour la Libye et le Darfour. [2]


Le 17 janvier 2025, le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Ahmad Khan, s'est rendu à Damas, où il a rencontré le dirigeant de la nouvelle autorité syrienne, Ahmed Al-Charâ, ainsi que le ministre des Affaires étrangères, Assad Chibani. Cette rencontre a suscité des interrogations quant à la possibilité d'ouvrir une enquête internationale sur les crimes commis au cours des années précédentes.

Elle soulève des questions juridiques complexes, notamment la capacité du gouvernement intérimaire à signer le Statut de Rome de la Cour pénale internationale et la possibilité pour la Cour d'enquêter sur des crimes commis avant la ratification officielle de son statut par l'État concerné.


Ce document de recherche analyse les opportunités de justice et de reddition de comptes en Syrie, en étudiant la compétence de la Cour pénale internationale et la capacité du gouvernement intérimaire à engager et représenter l'État syrien devant la Cour pénale internationale.


Les compétences de la Cour pénale internationale


La Cour pénale internationale (CPI) est la seule juridiction internationale indépendante chargée de juger les crimes les plus graves menaçant l’humanité, notamment le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d'agression. Toutefois, son champ de compétence rencontre plusieurs défis juridiques et procéduraux, notamment en ce qui concerne la compétence temporelle dans les conflits complexes, comme c'est le cas en Syrie.


Le Statut de Rome a été adopté le 17 juillet 1998 et est entré en vigueur le 1ᵉʳ juillet 2002. Par conséquent, la compétence de la Cour est limitée aux crimes commis après cette date, conformément au principe de non-rétroactivité des lois pénales.


Pour les États ayant adhéré au Statut de Rome après son entrée en vigueur, la compétence de la Cour ne s'applique qu'à partir de la date d’adhésion effective de l'État concerné, c'est-à-dire après la ratification du Statut. Cette approche vise à rassurer les États désireux de rejoindre la Cour, en leur garantissant qu'ils ne seront pas exposés à des enquêtes portant sur des crimes commis avant leur adhésion.


Cependant, l'article 12(3) du Statut de Rome permet aux États non parties d'accepter la compétence de la Cour avec effet rétroactif, mais uniquement pour les crimes commis après le 1ᵉʳ juillet 2002. Grâce à cette disposition, un État peut soumettre une déclaration spéciale acceptant la compétence de la Cour pour enquêter sur des crimes commis sur son territoire durant une période déterminée, même s'il n'est pas partie au Statut.


Un exemple concret est celui de l’Ukraine, qui n’était pas partie au Statut de Rome mais qui a soumis deux déclarations en vertu de l'article 12(3) pour reconnaître la compétence de la Cour. La première déclaration concernait les crimes commis entre le 21 novembre 2013 et le 22 février 2014, tandis que la seconde a élargi la période couverte aux crimes commis à partir du 20 février 2014 et pour une durée indéterminée. [3]


Cette démarche a permis à la CPI d’ouvrir des enquêtes sur les crimes de guerre commis sur le territoire ukrainien et d’émettre des mandats d’arrêt contre des responsables russes accusés de violations graves depuis 2021, et ce, avant même que l’Ukraine ne ratifie officiellement le Statut de Rome le 25 octobre 2024, avec une entrée en vigueur effective au 1ᵉʳ janvier 2025. [4]


Dans le cas syrien, une déclaration spéciale soumise par le gouvernement actuel en vertu de l’article 12(3) pourrait constituer une avancée décisive permettant à la Cour pénale internationale d’enquêter sur les crimes commis depuis le début du conflit en 2011. Toutefois, cette déclaration ne pourrait pas couvrir les crimes perpétrés dans les années 1980, en particulier à Hama, malgré leur caractère imprescriptible en tant que crimes de guerre et crimes contre l'humanité, car ils ne relèvent pas de la compétence temporelle de la Cour.


L’activation de la procédure prévue par l’article 12(3) pourrait ouvrir la voie à une justice et une reddition de comptes internationales, tout en laissant à l’État syrien une certaine maîtrise sur la mise en œuvre de la justice sur son propre territoire. En effet, si la nouvelle Syrie est en mesure d’organiser des enquêtes et des procès nationaux sérieux et efficaces, l’intervention de la CPI ne serait pas nécessaire. Conformément au principe de complémentarité, la Cour n’intervient que si l’État concerné est incapable ou refuse de poursuivre les auteurs des crimes, autrement dit, si les enquêtes et procédures nationales s’avèrent insuffisantes pour traduire les responsables en justice. [5]


Compétence du gouvernement intérimaire pour ratifier le Statut de Rome

En général, un gouvernement intérimaire dispose d’un mandat limité, principalement axé sur la gestion des affaires de l’État en attendant la transition politique et l’organisation d’élections. Sur le plan international, ses pouvoirs sont généralement restreints par le texte d’une déclaration constitutionnelle provisoire. Cependant, en l’absence d’une telle déclaration en Syrie à ce jour, une question essentielle se pose : dans quelle mesure le gouvernement intérimaire actuel peut-il engager l’État syrien à adhérer au Statut de Rome ? De plus, la Cour pénale internationale évalue-t-elle la capacité juridique de l’entité signataire ? Si elle considère que le gouvernement de transition représente légitimement l’État, pourrait-elle accepter la signature ?

Pour répondre à cette question, il est pertinent d’examiner le précédent palestinien. Le 1ᵉʳ janvier 2015, l'autorité  palestinienne  a soumis une déclaration en vertu de l’article 12(3) du Statut de Rome, reconnaissant la compétence de la Cour pénale internationale pour enquêter sur les crimes présumés commis "dans les territoires palestiniens occupés, y compris Jérusalem-Est, depuis le 13 juin 2014. Le 2 janvier 2015, la Palestine a officiellement adhéré au Statut de Rome en déposant son instrument d’adhésion auprès du Secrétaire général des Nations unies. Le Statut est ensuite entré en vigueur pour la Palestine le 1ᵉʳ avril 2015. Ainsi, la Palestine a été acceptée comme partie au Statut de Rome, bien qu’elle ne soit pas membre à part entière de l’ONU, ayant obtenu le statut "d’État observateur non membre" depuis le 29 novembre 2012. [6]


Concernant la Syrie, le gouvernement intérimaire issu de la révolution est tenu par les engagements pris par ses prédécesseurs, notamment en matière de dettes internationales ou d’accords respectés selon le principe de la continuité de l’État. En tant qu’entité juridique et politique, l’État syrien demeure, indépendamment des changements de régime, de gouvernement ou des troubles internes. Ses droits, obligations et engagements internationaux restent en vigueur, même en cas de transition ou de changement de leadership. Ce principe repose sur l’idée que l’État possède une personnalité juridique distincte des individus ou institutions qui le dirigent. Ainsi, un changement de régime ne permet pas à l’État d’échapper à ses responsabilités pour des actes passés, qu’il s’agisse de violations du droit international ou de dettes contractées. De même, les relations diplomatiques avec d’autres États restent valides, sauf décision explicite de rupture.


S’agissant de l’adhésion aux traités internationaux, un gouvernement intérimaire, représenté par son ministre des Affaires étrangères ou son Premier ministre, a le droit de signer des traités internationaux. Toutefois, ces traités ne deviennent exécutoires qu’après ratification, conformément aux dispositions du droit interne propre à chaque État. Ainsi, même si le gouvernement intérimaire syrien signait le Statut de Rome et que cette signature était acceptée, elle ne lierait pas la Syrie en tant qu’État tant qu’une déclaration constitutionnelle ne préciserait pas quelle autorité est compétente pour ratifier l’adhésion au traité. [7]


Conclusion


Bien que le renforcement de la justice internationale et la poursuite des responsables de violations des droits humains et de crimes de guerre soient essentiels, l’action de la Cour pénale internationale ne constitue qu’une partie des efforts de reddition de comptes nécessaires pour la Syrie. Cependant, cette démarche reste une première étape fondamentale et constitue un point de référence important pour d’autres initiatives, notamment les procès nationaux. Par ailleurs, d’autres mécanismes non judiciaires sont également nécessaires, tels que les commissions d’enquête, les investigations et les réformes institutionnelles.


Bibliographie


1-      Nations unies, Conseil de sécurité, Communiqué de presse, « La Chine et la Fédération de Russie bloquent un projet de résolution sur la saisine de la Cour pénale internationale (CPI) pour les crimes graves commis en Syrie », 22 mai 2014, CS/11407.

2-      S. Sendiane, « L’intervention de l’OTAN en Libye », in Actes du Colloque international, Monde arabe et Amérique latine : confluence des dynamiques sociétales, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 161-192.

4-      Catherine Maia, Quel rôle pour la Cour pénale internationale face aux allégations de crimes en Ukraine ? RDLF 2022 chron. n°17, https://revuedlf.com/droit-international/quel-role-pour-la-cour-penale-internationale-face-aux-allegations-de-crimes-en-ukraine/

5-      BERGER (Marie-Sophie), « La compétence complémentaire de la Cour pénale internationale à l’épreuve de l’affaire libyenne », in SFDH , l’État dans la Mondialisation, Colloque de la société française de droit international, a. pedone, Paris, 2013, pp. 469-486

6-      État de Palestine, Situation dans l'État de Palestine, ICC-01/18, État de Palestine

7-      Sem-link Julio A. Barberis, Le concept de « traité international » et ses limites,  Annuaire Français de Droit International, Année 1984  30  pp. 239-270.

 
 
 

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